Introduction
Gabriel Bauret

La conversation
Giorgia Fiorio



Introduction

Gabriel Bauret


Au cours de l'entretien qui se tisse autour des différentes photographies de ce livre, un entretien dont il faut préciser qu'il évolue entre le réel et la fiction et dans lequel, en définitive, on ne parvient pas à identifier clairement les protagonistes - mais cette façon de faire revêt un tour symbolique dès lors qu'on la rattache à la figure de Giorgia Fiorio, empreinte d'un certain mystère -, l'un des interlocuteurs mentionne "une attirance pour les communautés fermées". Beaucoup de photographes documentaires, catégorie dans laquelle il faut a priori ranger la démarche de Giorgia Fiorio, ont en effet éprouvé cette "attirance" pour les lieux clos. Clôture qui donne l'impression, si l'on tente de se placer du point de vue du photographe, de pouvoir mieux maîtriser et épuiser un sujet, du moins en percevoir plus nettement les contours. Et le fait de cerner les limites physiques d'un espace n'est-il pas le meilleur moyen d'approcher la pensée, la psychologie des êtres qui l'habitent, et en fin de compte d'aller plus sûrement au terme du projet documentaire? Que ce soit par exemple Raymond Depardon dans l'asile psychiatrique de San Clemente, ou Jane Evelyn Atwood dans les prisons de femmes, ou encore Leonard Freed dont l'un des reportages consiste à suivre le travail des personnels d'un hôpital de New York, celles et ceux qui ont travaillé de façon régulière, et non pas occasionnelle, dans ce genre de lieux ont en général été stimulés, portés par le principe et l'atmosphère de la clôture ; ils ont composé, joué avec ses règles, exploité le fait que leurs sujets étaient, dans l'instant de la prise de vue, davantage à leur merci que par exemple dans la rue ou un studio, qu'ils ne pouvaient sans doute plus leur échapper. Ils ont compris qu'avec le temps, ils parviendraient peut-être à les démasquer. Jeune photographe, Giorgia Fiorio a abordé d'emblée la société des hommes à travers la réalité de communautés auxquelles est attribué un rôle exemplaire ; mais à la différence de certains des travaux évoqués précédemment, les êtres qu'elle choisit de rencontrer, même enfermés, demeurent libres de leur destin. Ils ont eux-mêmes décidé de ce qu'ils voulaient faire et précisément de leur appartenance à un groupe - ce qui n'est pas le cas du malade ou du prisonnier qui n'a pas décidé et qui est le plus souvent seul -. Mais ce que partagent surtout ces communautés décrites par Giorgia Fiorio, et cela figure également dans la "conversation" qui suit, c'est le fait que tous les membres qui les composent se préparent à un combat, à un affrontement avec l'autre, avec l'inconnu. L'autre qui prend des formes différentes selon la fonction des communautés : c'est tour à tour la mine, le feu, l'animal, la mer, l'ennemi ... Giorgia Fiorio a entrepris ainsi d'observer de façon méthodique tous ces gens, leur comportement, leur façon de se préparer à l'adversité ; elle les a photographiés également dans l'affrontement lui-même, à l'exception des légionnaires, car elle n'est pas reporter de guerre. Elle a suivi chacun des moments de cette existence communautaire et de cette raison de vivre fondée pour une bonne part sur la force physique. Elle a d'ailleurs, à travers les pompiers, les mineurs, les légionnaires, les boxeurs, les marins ou les toréadors, opté pour l'archétype même de cette force, un archétype masculin. On serait tenté de parler de caricature, mais précisément son travail n'a rien ici de caricatural. Dans le sens où il ne s'est jamais limité à une seule vision de la réalité humaine. Il ouvre au contraire sur une certaine complexité. Il va au delà des corps, aborde d'autres rivages, d'autres forces. Il est question également de la force mentale, de la sensibilité, voire du doute et de la fragilité. Et le principe même de ce livre est l'expression de cette orientation, de cette quête. Il dessine un mouvement qui nous emmène du physique vers le spirituel ; en d'autres termes, de la surface vers la profondeur, de l'extérieur vers l'intérieur, et en fin de compte du groupe vers l'individu, vers la solitude. C'est ainsi que l'ensemble des photographies disposées dans ces pages n'est pas conçu comme l'addition, la somme de toutes les expériences éditoriales précédentes, de tous les territoires et communautés explorés antérieurement. Il participe d'une autre démarche. Il est l'aboutissement d'une relecture des images qui relègue progressivement au second plan les considérations sur les lieux et l'époque, c'est-à-dire propose au lecteur - spectateur de s'évader hors du champ proprement documentaire. Les éléments des "reportages" que Giorgia Fiorio a publiés par le passé sous la forme de plusieurs livres successifs, et qui se rapportaient à différents types de métiers d'hommes à travers le monde, sont ici choisis, rassemblés, confrontés à la lumière d'un autre projet, d'un autre motif. Ce livre déconstruit l'ordre mis au point précédemment - en l'occurrence fondé sur une typologie - pour en reconstruire un autre. Ou plus exactement, il développe un récit visuel qui participe davantage d'une volonté intérieure, d'une démarche plus autobiographique que documentaire, même si l'auteur garde une bonne part de son mystère - Giorgia Fiorio n'est en fait jamais exactement là où on pourrait l'attendre -. Il obéit en cela à une méthode somme toute classique, qui consiste d'abord à thématiser, classer, ordonner, découper en séquences, puis s'extraire du carcan ainsi établi. L'exposition présentée en décembre 2001 à l'Institut culturel italien à Paris constituait d'ailleurs déjà une rupture, une première dispersion, désorganisation de l'ordonnancement antérieur. Ce livre en est le prolongement. Il tisse un fil continu entre les images : il n'affiche pas de découpage marqué, mais au contraire une lente et inéluctable progression. Il rappelle encore, souligne une conscience aiguë de la forme photographique, l'exigence de Giorgia Fiorio quant au cadre, aux perspectives, aux valeurs du noir et blanc. Et c'est cette exigence claire et déterminée qui permet d'établir un rythme visuel précis, sûr, jamais monotone.




La conversation

Giorgia Fiorio


C'est un jour d'automne Je marche dans le parc à côté de F. ; deux enfants courent autour d'un bassin octogonal.
Je m'assois sur un banc. F. reste debout et tourne en rond d'un air pensif.
- F., dis-je soudain, vous souvenez vous de notre conversation sur la photographie?
- Oui... C'était bien à propos de votre série des hommes je crois. Vous disiez qu'il ne s'agissait justement pas d'une « série d'hommes », mais que cela était peu à peu devenu autre chose... Ensuite, vous aviez longuement argumenté que contrairement à la peinture ou à l'écriture, qui se génèrent par elles-mêmes, se manifestant par des signes, des formes, des figures, etc., la photographie est toujours issue du contingent. Mais ce contingent, une fois photographié, sort de son contexte et vous vous l'appropriez, il devient à vous, et dans son éternelle immobilité il devient autre chose...
- C'est un peu ça. ...

... Au début, vous savez, à chaque début de chaque travail, on tâche de se rassurer sur ce que l'on est en train de chercher. C'est à dire, moi je ne connaissais absolument rien de mes sujets avant de les affronter, mais c'était comme si je portais en moi, une nostalgie subconsciente de quelque chose d'inconnu. Alors, mécaniquement, que se passe-t-il? On arrive, admettons, à la Plaza de Toros de Séville, ou à Brooklyn dans une salle de boxe, ou en Ecosse dans un petit village de pêcheurs... ou ailleurs.
Toujours, au début on établit avec le sujet une sorte de reconnaissance: par exemple avec ce que l'on croyait qu'aurait dû être son environnement, ou bien avec ses attributs vestimentaires, j'oserai même dire morphologiques: On va chercher un souvenir dans la mémoire, pour tâcher d'en trouver une confirmation dans le sujet devant soi: la pommade dans la chevelure du torero, la mâchoire carrée sous le képi du légionnaire, la moustache et le mégot à la bouche du pompier, le col roulé, le bonnet et la barbe rousse au pécheur écossais, etc...
- Je sais, c'est tellement stéréotypé que ça donne mal au coeur.
- Je n'ai pas dit ça, continuez, continuez  (!)
- En fait, c'est seulement peu à peu que l'on ajuste sa perception, entre guillemets, au présent, à ce que le sujet est vraiment sous nos yeux. Ce qui est par contre bizarre, c'est que moi, sans m'en apercevoir, je me détache ensuite de cette vision du réel tout court, si bien que, j'effectue une deuxième reconnaissance: non plus de ce qu'est le sujet (désormais clairement identifié), mais de ce que je cherche en lui....

... Dès lors on s'embarque dans une sorte de « parcours de la découverte », et spécifiquement dans le cas "des hommes", dans l'exploration de leur propre « initiation », puisque ici on parle de communautés closes.
F. rejette la tête  en arrière et dit en souriant:
- Excusez-moi, qu'est ce que vous voudriez dire par initiation...? Attendez, ne me répondez pas tout de suite. Nous ferions mieux de chercher un abri car il se met à pleuvoir.
Nous entrons dans un café, sorte de kiosque au milieu du parc. La salle sous la verrière est vide à l'exception d'un monsieur qui occupe la table du fond, dans un coin. Il fume en lisant un journal étranger.
F. s'assied et demande un thé. En faisant signe de la main que je ne souhaite rien, je reprends:
- Oui, j'ai dit initiation car l'une des choses qui reviennent toujours chez ces groupes d'hommes, (que dans ma tête j'avais arbitrairement regroupés dans un seul concept: l'homme), c'est justement cette appartenance exclusive de chacun à son groupe. Or, ces appartenances communautaires, affiliations, liens, dites-le comme il vous plaira, s'acquièrent et ensuite s'enracinent par l'expérience collective d'une formation physique et morale, dont la rigueur tient beaucoup du rituel initiatique. Il s'en suit que l'élément physique, comme véritable confrontation corporelle à la vie, devient dominant en spécifiant ultérieurement le lien de ces messieurs entre eux.
- La « confrontation corporelle », quelle expression! D'ailleurs à l'ère de la technologie et "du virtuel," ça paraît tellement suranné (...), quel est déjà cet autre mot affreux que vous utilisez couramment comme si c'était « votre » néologisme... Ah oui! La physicalité (!) Mais qu'est-ce que c'est que ça? En récapitulant,  ces messieurs auraient le monopole de l'appartenance exclusive à un groupe et, ils auraient aussi celui de la qualité physique (comme vous daignez paraphraser « le néologisme »)...
- Moi, je ne sais pas pourquoi je m'obstine à vous expliquer ces choses dont vous vous moquez souverainement...
- Mais non, mais non, vous vous méprenez! D'ailleurs, ce n'est pas à moi que vous expliquez..., vous vous expliquez vous même. Allez, ne vous fâchez pas...
- Bon d'accord. Écoutez, je vais vous donner un exemple terre à terre: cette dimension physique est celle qui détermine, entre autre, le fait que nous soyons installés ici à l'intérieur de ce café, car dehors on se mouillerait; donc essentiellement nous somme là en raison de la crainte d'attraper un rhume!
- Vous voulez dire que la moindre de nos actions est issue d'un enchaînement des causes et d'effets...
- C'est ça!
- Oui, grazie mille! Mais cela c'est ce qui se passe à tout moment, à différents degrés, dans la vie de tout le monde. - Vrai. Mais tout ce petit mécanisme, quand on l'isole de son contexte et qu'on l'enferme dans une règle « autre » que celle de la liberté dont nous jouissons dans nos sociétés modernes, se résout dans un dépouillement où tout s'exacerbe, tout s'accentue. La communauté vit selon les codes rituels d'une croyance. Ce qui revient à dire que dans la perpétuation gestuelle de la tradition, tout acte est exorcisé, justifié... et trouve précisément là, sa raison d'être.
Je m'emporte. Ma voix s'est imperceptiblement haussée et le monsieur solitaire maintenant regarde de notre coté. F. passe une main sur son front et en se penchant près de la table, dit tout bas.
- Nous avons réussi à nous faire remarquer (...) Vraiment vous ne voulez rien prendre?
- Non, je préfère partir. Ce monsieur là..., je ne sais pas, il me gène. Il a un air vaguement familier, j'ai comme l'impression de l'avoir déjà rencontré... Tenez, il pourrait très bien être un légionnaire! 
- Si c'est cela, il pourrait tout aussi bien être un torero en vacances à Paris. En vérité potentiellement à Paris tout le monde, en théorie, pourrait être, se croire, et même passer pour un de vos hommes.
- Vous dites cela parce que Paris représente pour vous « le mythe de Paris » et ceux que vous appelez « mes hommes », vous les percevez, eux aussi, comme idéalisés dans des mythologies stéréotypées. Vous faites une équation trop simple!
- Mais maintenant, allons-nous en d'ici.

Sous une pluie fine, nous nous dirigeons vers le Sénat. Tout d'un coup F. s'élance en avant, je le perds de vue, ensuite il réapparaît m'ouvrant la porte d'un taxi qu'il a arrêté au passage. Je monte sans dire un mot. Il referme ma porte, fait le tour de la voiture, pendant un temps indéfini il s'égare dans une minutieuse recherche de quelque chose au fond d'une poche, enfin il rentre dans le taxi et s'assoit. Le conducteur a suivi toutes ces manoeuvres avec une croissante impatience, à présent ne tenant plus il éclate.
- Ça y est?! Beh alors, on va où?
F. ne perd pas son calme et remarque évasif:
- Nous ne nous sommes pas encore posés cette question là... Voyons un peu, je proposerai le Louvre. Etes-vous d'accord?
Le taxi se met à rouler, et son conducteur grogne.
- Aaah moi je m'en fous, moi! Je vous amène et c'est tout, quoi!
Sur ce, F. continue avec la même nonchalance:
- Oui j'ai envie de beauté, ça nous éclairera l'esprit...
J'écoute ces « contrepoints » avec la sensation que la plupart du temps nous ne suivons que le fil exigu de notre propre discours, ne prêtant une oreille attentive qu'à cette voix qui sortant de nos lèvres nous énonce nous mêmes ...
Le mercredi le Louvre ferme à 22 heures. Dans ces heureux horaires tardifs, on rencontre rarement les hordes de touristes. Nous flânons seuls dans les grandes salles.
Le moindre bruit renvoie son écho dans la bleuté du soir qui descend. Je m'approche d'une fenêtre, une mouche bourdonne contre la vitre. Dehors, Paris à perte de vue.
- Daignez excuser l'interruption de votre rêverie, auriez-vous perdu la parole à tout jamais? (...) Dans ce lieu si imposant, j'osais espérer que nous pourrions enfin retrouver un discours plus serein. Par ailleurs, puisque nous sommes là, je voudrais vous poser une question.
Comme dans un rêve, Je suis F. qui marche tout en gesticulant à grands pas sonores, un martèlement de tambour se disperse au loin à travers les galeries.
- Toujours au sujet de la dimension physique, vos images dégagent une certaine indéniable sensualité: tous ces muscles, ces formes comme dessinées, je dirais presque statuaires, je me demande, qu'est-ce pour vous que le corps masculin?
- Partant de la sensualité dont vous parlez, je la perçois comme dramatique, comme si elle découlait de son caractère éphémère: la tension extrême sur le point de se briser, l'instant qui précède l'ictus... d'où la vulnérabilité de l'être humain.
- Est-ce que vous saviez que, en latin, on nomme l'orgasme Ictus oestri..., énonce F. d'un air distrait.
A nouveau silencieux nous nous arrêtions près de Vénus, Satyre et Cupide du Corrège. F. s'approche de la toile et fixe un détail, puis me regarde et dit tout d'un coup d'un air de défi:
- ...Et toujours pas "des femmes", quel dommage (!), pourquoi?
- Mais F.! Mon travail é-t-a-i-t sur les hommes... Cela dit, il y a eu effectivement deux raisons. Une personnelle (et toute bête): je me sentais voyeuse, étant une femme moi-même, j'estimais n'avoir pas grand chose à regarder (cela c'est d'ailleurs fini). L'autre raison, c'est que, comme je vous disais tout à l'heure, je voulais travailler dans le contexte fermé des communautés, sur des personnes qui avaient rompu d'une manière ou d'une autre avec le milieu de leur existence pour choisir de vivre à l'écart de la société (je me réfère à la société occidentale). Or toute émancipée quelle soit, étant donné qu'elle engendre, la femme est le noyau premier, « en puissance » le premier anneau de la chaîne: il n'y a pas de "communautés de femmes" au sens masculin de confrérie. Cependant il y aurait quelques exceptions, ce sont ces femmes qui renoncent à leur maternité et, spécifiquement deux "catégories" de femmes qui seraient un peu de ce même ordre, ...Vous ne devinez pas?
- Pas tout à fait mais, je vous en prie, éclairez moi.
- ...Les religieuses et les prostituées...
Je fais une pause significative pour contempler l'effet de mon couplet, mais F. reste impassible, puis soudain:
- ...Et vous allez raconter cela?
- ... Non, pas tous les cinq minutes, mais après dix ans..., enfin si on me demande...
- Venez, venez, dit F. en s'éloignant (...)

Le temps s'écoule comme dans une clepsydre. Tout d'un coup cinq où six personnes, les manteaux ruisselants, les voix animées, passent à grand vitesse dans un remuement d'air qui répand tout autour la senteur mouillée de la nuit... Alors F. se tourne et revient en arrière comme s'il avait oublié quelque chose. Il s'arrête à deux pas.
- Pourquoi faites-vous des photographies? Murmure lacérant sa voix.
- C'est qu'il ne peut pas en être autrement...
- Vous ne me répondez pas.
F. s'éloigne à nouveau me tournant le dos.
- Je vais vous poser la question dans d'autres termes: qu'est-ce que vous photographiez? Et qu'est-ce que c'est que photographier d'ailleurs...
- ...Ce qui se cache, le regard qui se voile ou brille derrière les yeux, l'essence imaginaire, cette absence qui paraît enfermer l'absolu, et qui n'est faite de rien.
- Je cherche cet instant où le réel, pour moi, devient abstraction...
F. émet un sifflement prolongé à peine perceptible.
- Oui d'accord..., mais tachons de rester les pieds par terre, ne disiez vous pas que toute photographie est une contingence? (...) Il y a une dichotomie entre cette immatérialité, ce non réel, dont vous parlez et l'enfermement immobilisé de l'image photographique. Il est toutefois difficile de soutenir que la photographie peut donner corps à ce qui n'est pas, même s'il est vrai que dans les images photographiques, la réalité est transposée en un autre contexte sémantique.
- Mais justement F.! Il est nécessaire de partir d'une expérience visuelle de la « vraie vie » terriblement chargée d'intensité ; où bien, que la perception du photographe arrive à détecter cette « vérité » dans des choses apparemment insignifiantes, où significatives et non apparentes...  Je veux dire, c'est à nous de bouger dans un perpétuel va et vient, c'est à nous d'être et de respirer, de souffrir ; c'est à nous d'aimer, de haïr, de vouloir et de nous contredire et, c'est même à nous d'être au delà de nous, d'être plus grands que soi... A' travers la photographie je tâche de saisir cette chimère là, la figure humaine dans sa hauteur.

- Où en étions nous avant cette digression? Vous parliez de vos initiés de l'énergie pure, dont on soupçonne la vulnérabilité... Que se passe-t-il après? Hasardons qu'ils sont prêts à un combat...
- Exact.
- Et ici, pour mieux vous faire comprendre, je corrige. Par amour de la clarté, on doit un instant restituer son identité à chacun de mes initiés: donc à nouveau, eux les boxeurs, eux les mineurs, eux les légionnaires, eux les toreros, eux les pompiers, eux les marins, eux les pécheurs... Eux.
Chacun livre son combat ou, selon le point de vue, se livre au combat. Concret, réel, physique, face à un Elément.
Or, l'écart entre les adversaires étant disproportionné, ce combat devient la plupart du temps extrême, parfois héroïque, souvent épique, toujours tragique...
- Mais, voyez vous l'anachronisme de ces chevaliers sans tache et sans crainte?...
- Ne plaisantez pas, F., Ne plaisantez plus maintenant(...) Imaginez-les, si vous le pouvez, ...voler d'un coup au tapis, la cervelle rebondissant à l'intérieur du crâne, le regard brouillé... Se traîner sur le ventre, les coudes, les genoux, huit cent mètres sous la terre... Tomber, seuls, en silence, frappés d'une balle en pleine poitrine... Sous la charge d'un fauve, dessiner dans l'air une danse éperdue... Suffoquer, aveuglés par une épaisse fumée noire, près de devenir torche humaine... Sombrer, se noyer et ne rester qu'un disparu dans nos mémoire!
...Et, tout cela c'est: normal. C'est: partie du jeu. C'est: ce qu'il faut faire... Alors, ce tour de force accompli sous le tambour battant du biceps, là, on s'arrêtera. C'est un rien, juste un instant, le fragment d'un photogramme dans le film d'une existence: là, chacun se trouve face à soi. Comme dans un miroir où l'on se verrait pour la première fois. Non plus boxeur, ni légionnaire, ni pompier, ni marin, ni mineur ou torero, mais tout simplement, tout tragiquement, homme.
Des hommes comme tous les autres êtres humains, immenses dans l'humilité de leur condition.
- Est-ce que c'est ça ce que vous vouliez dire?
- ...Oui! ...Non, non, enfin que pourrais-je dire moi, F.? Je vous le répète, ce n'est qu'un plan fixe un arrêt sur image et tout reprend son cours soudain, inéluctablement, insensiblement.
F. baisse les yeux.
- Ainsi nous nous quittons aussi, comme le dirait votre poétesse adorée -
"Et la vie sera là, son pain, son sel
Et l'oubli des journées.
Et tout sera comme si sous le ciel
Je n'avais pas été (1)".


Giorgia Fiorio © Paris septembre 2001

(1) Marina Tsvétaïéva : Le ciel brûle